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Mérode, Cléo de: Le ballet de ma vie. Paris, Pierre Horay, 1955, 1985.

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Préface par Françoise Ducout

 

Enfant, traînant dans les rues du quartier des Musiciens, à Nice, il m’arrivait parfois de croiser une très vieille dame à la poitrine imposante bardée de sautoirs en perles, au profil d’aigle et au maquillage singulièrement exagéré... bouche rougissime en chapeau de gendarme débordant jusqu’aux narines du nez bourbonnien, joues poudrées de blanc, rehaussées de vermillon-clown. Le tout porté, enlevé! par un corps au buste cambré, bien droit, comme s’il se préparait à s’élancer vers la danse. “C’est la Belle Otéro”, disait ma grand-mère avec dans la voix léger vibrato d’admiration dans lequel passaient les attelages de l’avenue du Bois, les rivières de louis d’or, les hôtels particuliers, les soupers fins dans l’ombre un peu crapuleuse des petits salons de “Maxim’s”, les rejetons de comtes, de ducs, les altesses royales et impériales se brûlant la cervelle, dilapidant leur fortune et leur santé aux pieds d’ Espagnole de celle qui, tantôt se refusait, tantôt se donnait avec une générosité qui se mesurait toujours à l’épaisseur des comptes en banque. “La Belle Otéro”, “Madame Otéro” pour les anciens beaux et le charcutier où elle achetait quotidiennement ses repas, vivait alors dans une chambre minuscule, dans une modeste pension. Les colliers de perles qu’elle égrenait sur son divan étaient naturellement faux. Les vrais, comme la villa de la Côte d’Azur, le gilet serti de diamants spécialement créé par Cartier, les valets à la française, les actions (russes, hélas !), les terres, l’île offerte par l’empereur du Japon avaient été vendus depuis longtemps, s’étaient volatilisés sur le tapis des casinos... et si ce n’était pas la Société des Bains de Mer de Monte-Carlo qui, reconnaissante à la Belle Otéro de tous les “gogos” docilement amenés par elle dans les cercles, lui allouait chaque mois, quelques milliers de francs...

 

Splendeur et misère des courtisanes.

 

La morale bourgeoise est enfin vengée! Celles par qui le scandale naissait, réduites à la soupe populaire, tributaires de la charité publique! quel bonheur pour les “dames” du Faubourg Saint-Germain, qui se rêvaient dans leur inconscient, cocottes, demi-mondaines, femmes entretenues et devaient se contenter des charmes discrets de l’adultère de cinq à sept, dans les garçonnières tout aussi ambigües et malhonnêtes que les demeures des “autres”, qu’elles désignaient d’un doigt réprobateur, où se tenaient le vice, la luxure... le plaisir, quoi!

 

Les “consoeurs” de la Belle Otéro eurent assez d’humour, et d’esprit, pour comprendre que ne faisant définitivemnt pas partie de la “haute”, même si le Gotha n’avait de pensée que pour elles, il convenait de l’imiter, de la singer, et donc de la ridiculiser. La particule, les faux titres nobiliaires, le passé tricoté dans quelque château toujours en Espagne, fleurissent à qui mieux mieux. A tel point que Cléo de Mérode, indignée  par ces feintes, ces usurpations de blasons de carton, se croit obligée, dès le début de ses Mémoires, de préciser qu’elle est “née”, que les racines de sa famille plongent dans le nec plus ultra de l’Europe couronnée. Voilà qui impressione et ne peut que favoriser une carrière. Carrière galante, bien sûr! Mais pas que cela. La Belle Otéro, Cléo de Mérode, Mata-Hari, Liane de Pougy, Emilienne d’Alençon, Eve Lavallière... sont toutes des forcenées, des esclaves du travail. Cléo de Mérode débute, très jeune, sur les planches, se soumet, dès l’enfance, à la dure discipline des cours de danse, des représentations, des tournées. Mata-Hari s’efforce de faire croire à son art de bayadère. L’ascension de la Belle Otéro oscille par les tavernes louches de son adolescence jusqu’aux triomphes des théâtres officiels, sur toutes les scènes du monde. Pas de repos pour elles! A peine terminée la représentation, les derniers bravos éteints en coulisses, il leur faut courir chez elles, se changer, se coiffer, attendre l’equipage de l’amant du jour, ou du soir, qui les emmène à l’Opéra, au restaurant, au music-jhall, où on leur demande de paraître pour être examinées, jalousées, aimées. La nuit venue, s’abandonnent-elles enfin à un ‘‘sommeil réparateur”? Le ‘‘généreux donateur” est là, qui ferme les portes de la chambre... de la chapelle expiatoire, aurait-on envie de dire, reprenant le mot célèbre de Boni de Castellane faisant visiter au Palais rose, la suite qu’il partageait si rarement avec la vilaine, mais multi-millionnaire, Anna Jay Gould... et lorsque ce n’est pas lui, c’est un jeune, frais tendron, plein de vigueur et d’appétit. Inutile alors de s’étonner du mépris que presque toutes ces femmes témoignent au sexe, à l’homme, allanmt même jusqu’à leur préférer des relations “hors nature”. Là, au moins, on est entre soi! Plus de chichis, plus de feintes. Les masques tombent. Moquons-nous de ces imbéciles d’hommes qui croient nous acheter, réduire notre corps et notre âme en prime.  

 


LE QUOTIDIEN, dimanche 8 décembre 2002

Livres

LE MONDE DES LIVRES | 31.10.02 | 17h48

Par la voix de la Belle Otero

 

A partir des carnets qu'elle aurait tenus, Ramon Chao restitue le portrait d'une femme inflexible et folâtre, animale et raffinée.

Chao, Ramon: La passion de Caroline Otero. Traduit de l'espagnol par Claude Bleton, Plon, 276 p., 19 € .

 

Comment évoquer la Belle Otero, sa légende tapageuse, sans basculer dans l'hagiographie ou céder aux clichés égrillards et clinquants attachés à la courtisane du siècle dernier, à cette "sirène du suicide", comme on l'appelait parfois ? Tout simplement en la laissant parler, s'exprimer elle-même.

 

Dans les huit cahiers intimes qu'elle aurait écrits et que Ramon Chao aurait retrouvés, chez un antiquaire, dans un coffret rescapé de ses quelques biens mis aux enchères en 1965 (il y a une très belle scène, d'ailleurs, dans laquelle l'auteur, originaire comme elle de Galice, raconte, avec une fascination apitoyée, la visite qu'il lui avait rendue, dix ans auparavant, dans la petite pension de Nice où elle survivait à peine). Pas d'effort, d'effet de style dans ces cahiers : juste une langue rude, irrégulière, insoucieuse parfois des lois de la syntaxe, très naturelle (et l'exploit de Ramon Chao est de s'effacer, de s'éclipser derrière ce flot rocailleux).

 

Caroline Otero n'avait, dans ces pages consacrées surtout à sa jeunesse, que l'intention sincère d'éloigner "toutes les sornettes sur le mythe de la Belle Otero qui ont ruiné la part humaine de sa personne, détruit le peu de valeur de son existence". Que raconte-t-elle ? Une enfance très pauvre à la campagne, ses révoltes déjà, son éveil très précoce à la sexualité, sa vitalité érotique, sa jouissance à se laisser dépasser par des pulsions plus fortes qu'elle-même, envahir par toute la sensualité qu'elle voyait exploser autour d'elle dans la nature. Pas question d'admettre la moindre punition, de ressentir la moindre culpabilité : il y a, chez elle, une belle innocence, une belle candeur sauvage. Et Ramon Chao est merveilleusement à l'aise dans ce panthéisme survolté. Mais le viol qu'elle subit de la part du cordonnier de Valga la bouleverse ; même si elle ne cesse de s'y adonner, elle ne connaîtra plus jamais vraiment le plaisir (sauf avec des compagnes de l'orphelinat dans lequel on l'enferme un temps, et qui savent, elles, être délicates, douces et expertes en caresses), décide d'utiliser son corps pour dominer les hommes. Ce n'est pas tant l'attrait du profit, même si on lui donne, de plus en plus souvent, de l'argent pour ses prestations, qui la guide que le goût du vagabondage, des rencontres, le désir de traverser de nouveaux milieux, de nouvelles régions. On pourrait avoir l'impression que son existence se ramène à un tourbillon malin, à une tornade de conquêtes à peine heureuses, très vite abandonnées en chemin, son seul souci étant de se constituer un réseau d'ex-amants dont elle pourrait régler les mouvements.

 

Il y a un axe dans la vie amoureuse de Caroline O. : le chant. Seule la voix lui a permis de s'élever au-dessus des autres, de s'évader de sa vie de misère, de découvrir "la tendresse et la nostalgie", de connaître des heures de paix et d'harmonie. Ce sont toujours des enclaves de douceur, des moments où, suspendant ses pérégrinations, elle prend des cours de chant auprès de ténors célèbres, ne songe qu'à perfectionner son art, passant de la tessiture de mezzo à celle de soprano.

 

TENDRE RESPECT

 

Mais trop de nomadisme, de vie aléatoire minent sa voix ; elle semble disparaître, chaque jour elle perd une note, "peut-être pas une blanche, mais au moins une noire". Ce n'est pas sur les grands thèmes lyriques qu'elle triomphe, comme elle l'avait imaginé, mais à l'Empori de Barcelone, où, "la fibre canaille chevillée au corps", elle danse dans des tableaux vivants et s'impose dans le fameux : "J'ai un fiancé cuisinier !" Il y a, chez elle, une sorte de souffrance à ne pas être à la hauteur de son art. Elle préférera rester à la hauteur de ses désirs, "pour ne pas être lâche". Ces désirs qui la mènent vers Gustave Eiffel, qui mettra plus de temps à la déshabiller qu'à construire des tours, ou vers le roi Alphonse XII d'Espagne, qui la poursuit dans la nuit des jardins du palais... Ramon Chao réussit le portrait d'une femme à la fois inflexible et folâtre, animale et raffinée, inconsciente et stratège, prête à toutes les gloires sans jamais renoncer à la morrina, cette nostalgie galicienne. Et si tout sonne aussi juste dans son livre, c'est parce qu'il s'est surtout attaché à préserver sa vérité, son intimité, même imaginaire, en l'accompagnant, avec un respect tendre, dans les coulisses de sa vie.

 

Jean-Noël Pancrazi, Ramon Chao collabore au Monde

 

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 01.11.02

 

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